La persistance rétinienne d’un Eden fantasmé.
Michel Kelemenis découvre l’oasis égyptienne de Siwa en 1993. La beauté minérale des lieux s’agrège alors au choc de la disparition d’un proche dans une unique émotion. Les années passent, mais l’image hante le chorégraphe.
20 ans plus tard, le Quatuor à cordes de Claude Debussy et la création musicale « en miroir » de Yves Chauris, accompagnent une danse d’hommes sur le chemin d’une méditation sur l’éternité, devant un horizon à la puissance originelle. Siwa invite à l’arrêt du temps, à la méditation, à considérer la valeur de la vie.
Nichée entre le plateau rocheux de l’Afrique du Nord et l’immensité saharienne, à l’écart de l’Egypte contemporaine, Siwa apparaît comme l’hypothèse d’une extrémité sud de la conscience d’un espace méditerranéen. Son peuplement berbère en atteste. Le site surprend par l’omniprésence miraculeuse de l’eau, sous les formes multiples de grandes étendues salées et de sources froides ou chaudes. La densité saline des lacs provoque, en l’absence de vent, un phénomène impressionnant de miroitement parfait des paysages, des êtres et des objets. Ici, Alexandre le Grand vint consulter l’oracle d’Amon, et peut-être vit-il se dédoubler le soleil, l’astre s’élevant pour éclairer les vicissitudes du monde, et son reflet jumeau glissant vers le Roi pour consacrer sa supériorité divine. La pièce emprunte à l’oasis de Siwa son nom, l’image de son paysage qui traduit l’impression rétinienne persistante qui ramène 20 ans plus tard le chorégraphe sur la route de Siwa, et le miracle de son eau. Elle rappelle aussi par défaut, la division ancestrale des genres, comme une fracture structurelle qui oblige chacun à se construire entre rudesse et douceur
Il s’agissait de créer l’image d’une communauté isolée, liée par nécessité mais parfois belliqueuse. Le Quatuor pour homme s’écrit suivant une opposition entre les notions de permanence et de variabilité, entre l’idée d’éternité et la temporalité limitée du vivant qui la conçoit. Ici, se matérialise le dialogue entre le vivant et la notion d’éternité. Tout dans la forme évoque la stabilité : le nombre des danseurs, la scénographie horizontale, le miroitement des oeuvres musicales de Claude Debussy et d’Yves Chauris. Tout dans la danse, très mouvementée, porte l’alternance de l’harmonie avec les tensions, de la fluidité avec les ruptures. La rencontre entre les danseurs et les musiciens du Quatuor Tana donne son rythme à une entreprise poétique. Avec Siwa, le chorégraphe s’engage dans un opus d’écriture et de détails. C’est de la danse que viennent les fulgurances, les éloquences et les tensions.
BALL ROOM Nathalie Yokel
Automne 2014
De la lumière et de l'eau: c'est ainsi que débute la pièce de Michel Kelemenis, quand dans l'obscurité profonde on devine un homme remplissant minutieusement quelques verres posés ça et là sur le plateau.
La lumière et l'eau comme éléments fondateurs de ce quatuor, à travers l'image métaphorique de l'oasis de Siwa, ont inspire au chorégraphe une danse très riche dans son rapport à la musique, mais aussi dans les liaisons et combinaisons possibles entre les interprètes. Au fil de la piêce, le soleil se lève sur Siwa. Lumières et projections vidéo dessinent l'ambiance. La musique fera le reste, d'abord le Quatuor à cordes de Debussy, puis la création d'Yves Chauris Shakkei. Les principes qui relient les quatre hommes ne cesseront de s'inscrire dans une réelle attention portée à l'autre, dans de grands mouvements de va-etvient. Aller au sol, se retenir, y revenir, se porter, se transporter...
La fluidité guide chacun de leurs gestes, l'élan est continu, tout en accélérations et décélérations contrôlées ; il y va comme de la sauvegarde de ce petit groupe qui forme très vite une communauté dansante. Plus loin, la gestuelle ira vers des mouvements plus formels, esquissés ici par une arabesque, là par une pirouette, dans les pleins et déliés de l'espace qui semble à reconquérir à chaque pas. Le chorégraphe reste fidèle à sa gestuelle délicate mais incisive, et l'ombre de Dominique Bagouet, dont le deuil avait été associé pour lui à la découverte de l'oasis de Siwa, n'est pas loin. La métaphore de l'effet miroir du soleil se reflétant dans le lac salé agit ainsi à plusieurs niveaux : le double Kelemenis - Bagouet infuse en filigrane, tandis que les danseurs quittent pour un temps leur communauté pour se chercher dans un double imaginaire. Le spectateur sourit des mimiques et postures ainsi adoptées dans la quête du reflet idéal, avant de les voir retrouver leur unité dans le groupe.
Mais cette communauté n'est pas sans tension. Par petites touches, ces hommes se cherchent, se jaugent, mais pour toujours se retrouver. À l'instar du soleil de Siwa, qui, une fois sa course achevée, propose au monde l'apaisement.