Avec My Way, c’est dans un petit théâtre itinérant que ce qui s’est joué se rejoue : un homme fait face à un moment de sa vie, 2 femmes sont toutes ses femmes et sont aussi rivales. A partir d’un argument simple, Michel Kelemenis élabore 3 silhouettes chorégraphiques aux identités bancales, aimables et détestables, balancées entre les personnes et leurs personnages. Les brèves historiettes de leurs relations mettent en scène le quotidien de la troupe en tournée. De légèreté en tension, entre vaudeville et comédie sentimentale, surgissent par impressions leurs humeurs changeantes, jusqu’au vacillement des sentiments et l’hypothèse d’un drame qui oblige à se tourner vers le passé. Mais comment avec la danse évoquer le souvenir et la pensée ?
De l’objet (créer sur une scène minuscule un spectacle qui puisse être représenté sans la technique de l’équipement théâtral) Michel Kelemenis fait un sujet grâce auquel il redonne à lire d’innombrables segments de son répertoire gestuel. Sur de nombreuses versions de la chanson à laquelle la pièce emprunte son titre, les séquences de portraits et de rencontres sont portées par les tonalités contradictoires d’interprétations célèbres ou inconnues. L’air familier ainsi que les danseurs sont secoués d’énergies joueuses, nostalgiques ou revendicatrices, collectées et articulées par le musicien Jean-Jacques Palix.
26 fév.2012
MY WAY de Michel Kelemenis à KLAP (Marseille), du 16 au 18 Février 2012,
par Philippe OualidLa dernière création de Michel Kelemenis, MY WAY, présentée à KLAP, Maison pour la danse, pour les vingt cinq ans de la compagnie, fait la part belle à la nostalgie du chorégraphe.
Sur un tube de Claude François, « Comme d’habitude », décliné pendant une heure dans une série de versions boîte à musique ou crooner qui célèbrent Daniel Knox, Charley Bassey, Nina Hagen ou Nina Simone, trois jeunes danseurs viennent incarner devant nous une petite troupe en tournée dans des cabarets de villages. Ils mettent en scène avec perspicacité et subtilité, leurs angoisses quotidiennes, leurs rivalités, leurs fatigues, leurs fantasmes, et nous révèlent ainsi ces moments où s’opère pour le danseur, le dépassement ou la réinvention de soi. L’ensemble offre un spectacle agréable qui convoque la mémoire des danses populaires dans le cadre élégant d’une technique classique parfaitement maîtrisée. Si les objectifs intellectuels du chorégraphe se perçoivent davantage dans les poses figées ou les regards muets des danseurs en direction de la salle, l’accent principal est mis néanmoins sur la rivalité des deux jeunes filles (Claire Indaburu et Lisa Vilret) dans leur relation amoureuse à un charmant garçon (Benjamin Dur) qui entrecoupe ses figures de passes de torero de sauts de chat et de pirouettes gracieuses pour résister à leur envoûtement. Espiègles, lutteuses, se renvoyant des images de leurs grimaces dans des miroirs à main, imitant les déhanchements des Clodettes, les deux filles finissent par circuler comme des ombres agitées des Enfers aux dépens du jeune homme qui s’imagine avoir vécu, le temps d’un rêve, au pays des Chimères. Très différente de sa dernière pièce, Henriette et Matisse, My Way donne de la danse une image moins exigeante, susceptible de séduire un public régional plus populaire...
Dans Comme d‘habitude, Claude François assigne un sentiment de résignation à la mélodie. Le mensonge placé au cœur de l’intimité du couple y fait un barrage mutique au conflit, et cimente un ménage aux sentiments éteints. Nous sommes dans le présent. La version anglaise, en revanche, est un regard porté sur le passé d’une vie pleine, de succès et d’échecs. Le leitmotiv « I did it my way » (littéralement : « je l’ai fait à ma manière ») mêle l’apaisement au constat dans un bilan qui veut s’alléger des regrets et assumer les choix effectués. La mélodie est finement mélancolique et invite à comprendre autrement : « je l’ai fait… Comme j’ai pu ». En cela, le poème français semble être contenu par le texte anglais, comme une de ses possibles anecdotes. La différence est celle du temps, passé ou présent, du temps dont il faut tirer sagesse ou subir renoncement. Dans les deux cas, il est question d’un regard porté sur sa propre vie, les étapes qui en font la singularité, l’histoire de chacun.
« Voilà, le terme est proche, et je fais face au rideau final… ». Dans cette première phrase traduite du texte anglais, s’entend un parallèle entre la fin de vie et celle du spectacle. Aussi, parce qu’elle parle directement aux artistes, la métaphore aura sans doute contribué à ce que la chanson devienne le standard que l’on sait, traversant les décennies et les esthétiques. De la personne au personnage, il s’agit bien de se jouer de l’introspection en la transposant par le performatif ou le spectaculaire. Les différentes facettes de l’expression publique d’un artiste, à travers les années, tracent autant de portraits, pourtant tous différents, d’un même individu. Il vit en même temps qu’il les fait vivre des bouleversements émotionnels, que l’intensité de la chanson rappelle. Il est une figure mêlée de liberté et d’urgence, offerte à celui qui est en même temps qu’il joue. Engagé par un devoir permanent de remise en jeu, l’artiste n’a d’arme que la plongée en soi et sa propre réinvention.
Les chansons sont proches des émotions du monde ; chacun a, à tel moment de sa propre vie, associé une mélodie à un événement. Elles accompagnent une évasion, une liberté, sont un terrain de partage, un support qui sait être joyeux ou mélancolique, intérieur ou extérieur… Directement.
My way prend la forme d’un cabaret pour placer en son centre le corps, support essentiel d’identité et de sens, exposé et vulnérable. Sa structure « en mosaïque » permet de juxtaposer des créatures imaginaires et une exploration gestuelle saugrenue : elle associe efficacité et risque, performance et tension. Toute juxtaposition et tout accouplement y sont possibles, sous un sceau de fantaisie, dans l’exiguïté d’un espace resserré, agissant comme une loupe en quête du détail.
Il y a la danse, développée dans ses fonctions premières : le combat ou l’esquive, la séduction, l’accouplement, le rituel, la transe, et donc, la figuration d’un vivant aux formes multiples et aux langages foisonnants, toujours mutants...
… C’est presque du passé : la diversité a été une épreuve moderne lancée au cirque des sociétés. Du brassage mondial, culturel et ethnique, résultent 2 notions opposées, le métissage et la mosaïque : 2 positionnements individuels de la plongée dans la différence ou de l’affirmation de sa différence… Jamais aussi rapidement n’a changé le monde : accéléré par la sphère dématérialisée d’Internet, ses images de chaque point, immédiatement accessibles en tout point, traversent les esprits sans plus les toucher. Nivelées par l’outil, les guerres côtoient les anecdotes, les copies empruntent aux inventions, et se valident sous la forme d’un pouce de César levé. Si les aînés conservent le goût du temps de la découverte, les plus jeunes, au manche de l’outil d’immédiateté virtuose des réseaux sociaux, absorbent sous de multiples pseudonymes les expériences de doubles virtuels. A chaque facette de soi s’ouvre un champ de communication, hermétique à toute autre facette et à tout autre champ. Se vivent désormais plusieurs vies simultanées ; être double, triple ou plus, devient une règle, au présent et sans pathos. C’est l’ère de la recomposition permanente de soi, via ces relations immatérielles, où la confiance se nourrit de fantasmes, aussi loin que n’est attendu aucun engagement. Une évidente posture individualiste, au parfum d’arrogance douce et assumée, en découle, à tout moment exprimable par : My way, comme je veux ! L’espace privé s’exp(l)ose par bribes, ajoutant au narcissisme de l’exhibition l’hypothèse que ce qui n’est pas montré ici devient précieux ailleurs.
Comme si vivre n’était qu’un changement perpétuel de miroirs fragmentés.