Un nouvel aphorisme pour 2 danseurs
That side traite de l’ambivalence des émotions : être ici et vouloir visiter le monde, être ailleurs avec le mal du pays… Sans faire du premier grand voyage du danseur sud-africain Fana Tshabalala un sujet effectif, le solo crée un écho imaginaire à sa venue au sein de la compagnie. Le travail en parallèle sur la même écriture avec Caroline Blanc, obligeant à considérer la double interprétation à venir comme un moteur de création, met à distance l’écueil de l’anecdote.
L’enjeu porte alors sur la mise en œuvre d’une danse que chacun pourra défendre pleinement, malgré les différences culturelles et de formation profondes. Le choix des gestes et situations doit permettre à Fana son déploiement sensuel et dynamique, et à Caroline celui de son incisif magnétisme. Le point d’entrée est l’agitation intérieure caractéristique d’un grand départ vers l’inconnu, agitation motrice d’émotions contradictoires, tentation-répulsion, dont la traduction par le geste guide le regard vers un versant d’inquiétude.
Du désir d’ailleurs au spectre de l’inconnu, d’un rêve vécu comme un cauchemar, ou bien d’une réalité binaire où tout s’oppose sans cesse. Des rais de lumière grossiers, aveuglants pour les danseurs, divisent l’espace scénique, pour se simplifier ensuite en un point de projection unique, vers ou contre lequel la danse s’élabore.
Kelemenis rassemble ses obsessions : l’écriture tout d’abord, celle de gestes en exploration simultanée de qualités, d’élans, de présences et de teneurs de corps ; le dialogue avec la musique contemporaine, plus particulièrement électroacoustique ; le solo compris comme une découverte inouïe de l’interprète par lui-même.
En cela, That side prolonge l’impulsion qui forgea les Aphorismes géométriques en 2005, soutenant l’hypothèse qu’un même solo est un portrait deux fois unique s’il est porté par deux interprètes entièrement engagés à retracer, ranimer, réinventer… à être soi dans le texte.
Fana Tshabalala et Caroline Blanc sont accompagnés par les sons de Christian Zanési. That side devient, aussi, après Aléa, Viiiiite, Disgrâce, et le TATTOO offert aux danseurs du Ballet National de Marseille en 2007, la 5ème pièce relevant de l’électroacouCycle, engagé par le chorégraphe en dialogue avec le compositeur.
11.mars 2010
En double, le même ailleurs...
Les choses les plus simples sont souvent les plus bouleversantes. C’est un lieu commun, mais avec That side, diptyque qu’il offre à sa danseuse fétiche, Caroline blanc, et à Fana Tshabalala, le danseur sud-africain qui a rejoint sa Cie pour 5 mois de résidence, Michel Kelemenis atteint cette fascinante et magnifique épure.
Né d’une anecdote - quand "Kele" et la danseuse ont rencontré Fana, à Johannesburg, celui-ci leur demandait : « How is it that side ? » pour qu’ils lui parlent de leur vie en France - , cette double pièce, où se répète le même tracé et les mêmes gestes, mais avec des corps différents – tente d’exprimer l’ambivalence de ce « désir d’ailleurs », où le rêve se mêle de peurs. « Le pari était de trouver les gestes dont chacun puisse s’emparer à sa manière, pour devenir sublime », se souvient le chorégraphe, qui inscrit cet opus dans la lignée des Aphorismes géométriques de 2005, et dans l’ÉlectroacouCycle qui marque sa complicité avec le compositeur Christian Zanési.
Deux fois unique
Dans le grand studio, baigné par des projecteurs posés au sol, cet effet « deux fois unique » est saisissant, et amplifié par le dédoublement ponctuel des silhouettes de la danseuse, ou du danseur. Ouvert par une reculade embrayant sur de larges rondes accélérées avec les paumes portées au crâne, le solo – que chacun gardera pour soi – elle ici, lui là-bas – se clôt par une immersion dans l’ombre portée de ces corps qui, entre temps, auront réagi ou anticipé un flux sonore fait de respirations et d’explosions sorties tantôt d’un feu d’artifices, tantôt d’un jeu vidéo.
Chacun se créera son propre synopsis, mais l’évidence éclate : via la même séquence, les interprètes racontent deux histoires distinctes. Quand elle cherche à s’extirper, lui semble se battre ; quand elle veut dompter une hésitation, lui frappe le sol. Son aventure à elle apparaît plus « intérieure » lui la rend plus charnellement tragique, plus douloureuse aussi. Dans les deux cas, la crainte et la détermination.
mars 2010
Au-delà des institutions bien loties, la diffusion de la danse me paraît de plus en plus fragilisée. Nous perdons, me semble-t-il, la vision sur sa place dans une société qui ne cesse de « jouer » avec le corps et de bafouer l’éthique du vivant. Il nous faut donc investir des territoires où spectateurs, artistes et programmateurs élaborent un discours, non pour l’enfermer dans une rhétorique, mais pour l’ouvrir vers un espace circulaire. Nous avions à l’automne dernier salué l’initiative du chorégraphe marseillais Michel Kelemenis. Avec « Questions de danse », il avait créé le « plateau » en invitant des artistes en cours de création pour organiser ensuite un échange avec le public. C’est ainsi que la danse inclut et ne prend personne de haut. La même démarche a été engagée par « Les Hivernales » (centre de développement chorégraphique d’Avignon) avec son rendez-vous régulier « les lundis au soleil » où artistes et acteurs culturels de la danse proposent un regard, une production. Ce soir, Michel Kelemenis est l’invité avec deux danseurs (Fana Tshabalala, Caroline Blanc) et deux propositions (« Lost & Found », « That side »). « Lost & Found » est une création de Fana Tshabalala, danseur sud-africain intégré pour cinq mois dans la compagnie depuis novembre 2009. Ce solo est le résultat de son travail entrepris au cours de sa résidence marseillaise. Comme un remerciement, il nous danse. Et nous voilà embarqués dans sa ronde, dans ses déplacements où l’amplitude est un geste d’amitié. On ressent la quête d’un mouvement qui serait à la fois une recherche personnelle et une ouverture à la différence. Comment ne pas éprouver dans ce solo, la dynamique d’une danse « métissée », « globalisée » qui amplifie la diversité, mais nous relie à elle. Fana est magnifique. « That side » est un « nouvel aphorisme ». Convoquant deux danseurs pour une même solo, Michel Kelemenis nous interroge sur notre rapport à percevoir sa danse à partir de deux interprétations. Fana Tshabalala et Caroline Blanc forment cet « entre », entre le chorégraphe et le public, entre l’écriture chorégraphique et leur réceptacle sociétal. Ils sont différents sur bien des domaines : leurs corps, leurs imaginaires, leurs cultures (africaine et française) et sur l’appréhension du langage de Michel Kelemenis (Caroline Blanc travaille pour la compagnie depuis 2004). Ainsi, le noir se fait et la Danse peut s’exécuter. Le premier solo est interprété par Caroline Blanc. Elle connaît l’écriture chorégraphique de Michel Kelemenis, ses appuis, comme si son corps, ses muscles étaient tracés de ce langage, de son vécu. Elle traduit cette dynamique à l’aide de son « background » qui lui donne cette disposition particulière à se fondre dans ses gestes qu’elle fait siens. Elle impulse le mouvement avec une émotion palpable comme si « l’autre côté » portait sa part de cauchemar, amplifiée par la musique électroacoustique (pour jouer sur la dénomination electroacouCycle) de Christian Zanési. Onze minutes où le temps se réduit, s’étire. Entre le langage du mouvement et cette musique de l’enchevêtrement, elle explore le sensible, elle joue de sa force. Elle se couche, court, se perd et s’approche de la lumière. Elle sépare pour encercler et englober. Avec Caroline Blanc, la danse « arpente » la musique, qui n’est plus un « fond » mais participe au fond… Et c’est beau. Fana Tshabalala nous revient pour rejouer « That side ». Dans les pas de Caroline, il peut y aller de sa force sensible. Son corps en mouvance illustre une gestuelle plus « coulée », « ouatée ». Ce magnifique interprète ajoute un sentiment d’humanité à cet « autre côté » où le corps est source de transmission, de récepteur et d’ouverture. Celui-ci est nourri du vécu, de culture et finit par bouleverser le champ des perceptions. Avec ces deux interprétations, le geste, évanescent, de par sa nature, démontre qu’un mouvement ne peut être identique et similaire. Le corps, matière humaine, ne sera jamais supplanté par les nouvelles technologies qui l’aseptisent, mais au contraire confère à la danse, ce charme de l’instant, ce rêve d’être l’interprète d’une musique qui danse. En offrant à Fana ce solo qu’il pourra jouer avec trois projecteurs en Afrique du Sud, en lui permettant d’interpréter sa création née en France, en nous donnant une double lecture de « That side » où chaque danseur peut créer une improvisation dans un interstice, Michel Kelemenis dessine les contours d’un modèle démocratique de développement de la danse. Basé sur des valeurs de générosité, d’écoute mutuelle entre public et artistes, de dons et contre dons, il tisse la toile des liens qui nourrit la danse. Ce soir-là, le débat avec les spectateurs n’avait pas besoin d’une « médiation » clivante et réductrice, mais qu’importe : Michel Kelemenis sait nous faire parler de danse parce qu’il considère à juste titre, qu’elle est le territoire d’un sensible partagé.
Pascal Bély – Laurent Bourbousson