La grâce peut-elle sourdre de la disgrâce ?
La danse réinvente sans cesse la communauté et la met en scène. Mais en observant dans le dénuement de leurs corps en mouvement, les écarts gigantesques de formation, de culture, d’expérience et d’approche entre les danseurs qui ont fait l’histoire de la compagnie, l’envie est venue de prendre l’incompatibilité pour sujet. Il y en eut, il y en a, il y en aura. Comme dans la vie.
Par essence, la danse se nourrit de différences, de tolérance et de complémentarité. Renier cet en-commun en n’abordant que les scories jalonnant sa réalité humaine condense la parabole d’une société nouvellement disloquée par la certitude des égoïsmes. L’empreinte de l’individu sur son alentour s’intensifie avec pour corollaire son flot de protection, d’enfermement et d’isolement.
Se dessine le risque séduisant d’une mosaïque ratée, dont les particules par définition insolubles les unes aux autres ne parviennent pas à composer d’image. Soudainement bouleversé, le point d’entrée dans la création n’est plus le langage gestuel et ce qu’il implique de partage syntaxique ou stylistique, il n’est plus ce subtil équilibre entre la réalisation du soi et la valeur d’ensemble, de fluidité ou d’harmonie. Il est les personnes, belles et fascinantes certes, mais chacune aux yeux des autres chargée d’attirails intolérables, enserrée dans l’édifice de sa propre construction.
Après quelques heures de tête-à-tête avec le chorégraphe, les 5 danseurs disposent d’éléments solistes. Chacun saisit, s’approprie et transcende ce qui lui est confié. Les 5 partitions hermétiques sont superposées. Ils ne se regardent pas, ou parfois se toisent-ils. Chacun, dans la grâce de ce qu’il est, est en disgrâce des autres. Ils ne partagent rien, qu’un évident minima commun dicté par la contrainte de mon choix : la froide étendue scénique et l’épaisseur musicale. Un espace et un temps.
Michel Kelemenis
Octobre 2008
juillet 2009
Disgrâce ne traite pas comme on pouvait s’y attendre de la mauvaise grâce du danseur dans son maintien, mais plutôt de son infortune dès lors qu’il perd les bonnes grâces d’un puissant personnage.
Le prologue sur le final du Lac des cygnes de Tchaïkovsky, est l’évocation de la noyade du prince Siegfried, englouti dans la tempête provoquée par Rothbart, donne la mesure du malheur qui atteint le danseur amoureux métamorphosé en cygne (Tuomas Lahti).
La composition électro-acoustique de Christian Zanési qui prend le relais permet alors de révéler un autre support visuel où ce qui fait signe relève d’un tout autre discours ; celui de quelques lutteurs dans des poses sculpturales d’archers, de discoboles, ou de braqueurs, qui éprouvent, à intervalles réguliers, la capacité de résistance d’un de leurs camarades de travail, en détruisant sa pose et en le précipitant de force au sol. toute élévation élégante, pirouette ou tout en l’air, si acrobatique fût-elle, est impitoyablement abattue, ruinée par une chaîne hostile, de quatre corps, qui font opposition (olivier Clargé, Gildas Diquero, Bastien Lefèvre, et Christian Ubl).
Mais Disgrâce est aussi une pièce surprenante qui évoque une sorte de mésentente entre danseurs sur un prétexte aussi célèbre que La mort du Cygne.
au spectateur de choisir son interprétation en fonction de sa culture !
20.mai 2009
Lundi pour les musiques du Gmem, à la Friche, Michel Kelemenis livrait deux opus simples et denses.
Acoucycle à goût sûr
C’était encore une belle soirée, lundi à la Friche Belle de Mai, avec deux volets du triptyque Acoucycle conçu par le chorégraphe Michel Kelemenis avec son complice electro-acousticien Christian Zanési. Et même si les hybridations entre ordinateur et violoncelle proposées entre les deux opus par Eryck Abecassis et Pierre Morlet auront peut-être su séduire des oreilles averties, le duo et le quintet proposés par le chorégraphe marseillais - par ailleurs d’investir un "studio temporaire" dans le quartier des Aygalades en attendant la sortie de terre de son Centre de danse en résidence lancé vers le boulevard National - ont à l’évidence galvanisé les spectateurs, séduits par le geste et le son, par leur simplicité et leur inventivité.
Brouillage de corps
Après l’avoir créé au Pavillon noir aixois avec Caroline Blanc "par besoin de me confronter de nouveau au plateau", "Kele" avait prévu de transmettre le duo asexué Viiiiite à Marianne Descamps, qui s’est hélas blessée à la cheville, obligeant le chorégraphe à re-devenir danseur ; le résultat final, même si l’on pressent que l’exploration d’une gémellité entre les corps des deux danseuses aurait probablement apporté un "supplément de trouble", reste impressionnant, dans la vitesse du geste, l’évanescence et le "brouillage de corps" créé, dans un phénomène stroboscopique d’apparitions-disparitions, par un dispositif de lanternes-gyrophares. D’une simplicité quasi primitive, ce procédé, en phase avec le lancinement de l"oeuvre en "sirène de pompier" de Zanési, est d’une efficacité rare, en ce qu’il déclenche d’émotions ballottées entre douceur et violence, fluidités et ruptures, entre envol de bras balayant l’espace et sursauts de boxeurs, de fuites imaginées en retrouvailles au diapason, pour finir avec des rapaces qui s’entredévorent clairement et sont pourtant emplis de dilection...Le quintet Disgrâce, qui, davantage que cinq danseurs, rassemble sur le plateau cinq "caractères" très différents mais bien trempés ; toujours sur le fil de la théâtralité, mais jamais dans la description, Olivier Clargé, Gildas Diquero, Tuomas Lahti, Bastien Lefèvre et Christian Ubl, après avoir revisité le final d’orchestre du Lac des Cygnes de Tchaïkovski, achevé dans une pose christique au sol, les cinq mâles se relèvent, dans une évolution quasi-darwinienne, pour "faire renaître la grâce dans la disgrâce". Les cinq oiseaux de combats de coqs en attaques d’aigles, mais aussi par des poses gymniques et culturistes qui pastichent à l’évidence les statues grecques ou les icônes Beefcake, vont alors se toiser, s’affronter, s’éviter, se chasser, se tuer et renaître, le plus souvent sous le feu d’un seul projecteur de cinéma...Les références sont innombrables, du western à la tragédie, du cartoun aux Pieta religieuses, délivrant cette chorégraphie étonnamment inventive et riche de sens et de sensations, qui mérite, si le monde tourne rond, d’être programmée ailleurs, sur les scènes de France et au-delà...
Avec le concept évolutif de L’électroacouCycle , Kelemenis interroge ses essences de la danse, en plusieurs œuvres courtes que la musique électroacoustique relie, et en collaboration avec le compositeur Christian Zanési.
Aléa, septuor, explore les vertus de rassemblement, cinétiques et vibratoires, d’une circulation tressée.
Viiiiite, duo, où comment mettre en scène l’évanescence du mouvement dansé.
Disgrâce, pour 5 hommes seuls, s’interroge : la grâce peut elle sourdre de la disgrâce ?“L’incompréhensible crispation de se comprendre double à travers l’autre expression d’un autre.” Le chorégraphe évoque ainsi sa liaison profonde avec la musique de Christian Zanési. "Élaborée à partir de sons concrets que le compositeur fige, vrille, suspend ou casse, cette musique ouvre des champs électroniques immenses au milieu desquels surgissent les éléments vifs de la lecture du quotidien. Immédiatement poétiques, les espaces ainsi animés se rapprochent de l’esprit d’une bande-son de cinéma par la juxtaposition de tensions abstraites et d’événements suggérant l’hypothèse d’une narration. Les procédés d’écriture résonnent naturellement avec mon mouvement, développé dans une faille propre à la danse, figurant un intervalle entre deux dimensions du langage, l’une faite de signes sensibles, l’autre empreinte de fluidité ou de déséquilibres. "
Michel Kelemenis
TATTOO, créé pour le Ballet National de Marseille en novembre 2007, relève aussi du concept de L’électroacouCycle. 3 hommes et 2 femmes sur pointes se jouent du glissement vasculaire d’une danse dans une autre danse, contemporaine à classique, et inversement.
Le journal de la création par Kelemenis
Semaine du 16 février 2009
Les premiers jours de répétitions de Disgrâce, partagés avec Christian Ubl entre la scène nationale du Merlan et le Pavillon Noir, permettent avant tout de choisir les niveaux de résonance et de lisibilité du titre sur l’oeuvre à venir. Entre convocations symboliques flagrantes et présupposition d’une non-relation entre les 5 hommes qui partageront bientôt ce temps scénique, les gestes ont du mal à naître. Les intuitions à l’origine du découpage particulier des moments de travail (4 jours avec chacun séparé des autres, puis 5 jours d’assemblage avec tous) guident un cheminement essentiellement cérébral, déterminé par l’expression de la réticence ou le refus de la communauté. Nous nous acheminons vers des écritures interrompues, vers l’amplification, par la brutalité des coupes, du séquençage délicat des Sémaphores du compositeur Zanési. A ce jour, la notion de disgrâce ne peut pas être le thème d’une pièce d’une vingtaine de minutes, mais elle s’impose comme l’instrument du bouleversement de l’harmonie présupposée de l’expression dansée. Ces 4 répétitions, baignées de complicité, ont surtout été une étude de composition. Elles aboutissent, comme Christian le dit, à un squelette, qui est une image de construction. En ce qui me concerne je préfère choisir le terme de monstre.
Semaine du 16 mars 2009
Avec chaque danseur, jouer le flottement, partager les doutes, espérer que le risque inoculé dans le projet par le choix de son titre se vive dans un tête à tête confiant, sans fausse pression. Nos journées toujours rythmées à leur début par une préparation physique engageante ne s’éternisent pas. Nous travaillons sur la disponibilité plus que sur la fatigue, sur la spontanéité plutôt que sur la composition. Bien sûr chaque jour connaît ses gestes, et les nouveaux éléments vont comme se stocker dans le corps de Tuomas Lahti, en attente d’être rappelés lorsqu’il s’agira, en mai, de superposer ce que les 5 danseurs ont mémorisé. Il est étrange que, sans avoir beaucoup parlé de ce que pourrait contenir la pièce, Christian Zanési ait composé une œuvre qui porte de mêmes errements. Les matériaux sonores, particulièrement disparates, semblent intervenir sans structure et suivre la temporalité subjective de son seul esprit. Ils percent avec facilité les nappes électroniques comme surfant sur un envoûtement qui pourrait durer toujours. Ainsi équilibrée, la musique est une respiration sur un plan ; elle rejoint et matérialise l’espace. Le temps s’épaissit, emportant avec lui les détails et la potentialité d’un dialogue d’écriture entre gestes et sons. Et soudainement, au détour d’une tentative supplémentaire, Tuomas me semble nu, isolé, puni.
Semaine du 23 mars 2009
En troisième semaine, ce qui n’était hier qu’une question exprimée par son négatif prend forme. De petits éléments signifiants s’additionnent à des gestes abstraits. Les détails ou séquences imaginés dessinent des pièces d’un puzzle dont nul encore ne comprend l’image à bâtir. De nets contrastes s’affirment de noir à chair et la structure apparaît enfin. Le danseur mêle rapidement mes gestes aux siens, qu’il dansera bientôt parmi 4 individus différemment animés. Il expérimente, par la solitude, des formes de groupe présupposées dans lesquelles chacun devra continuer à paraître seul. Seul, ou ensemble contre un autre… Car désigner un bouc émissaire fonde une convergence d’intérêt, une cruelle façon d’unisson. Et parce que Gildas Diquero s’en saisit et amuse, l’espace scénique tremble déjà de tensions aux teneurs hétérogènes, magnétiques lorsque les improvisations se repaissent des bourdonnements électroniques, épidermiques lorsqu’elles risquent la proximité des corps, viscérales lorsqu’un narcissisme s’exprime au détriment d’un autre. Je souris. L’exercice de visualisation est délicat : je dois voir Gildas pris à parti par ses collègues, je dois voir l’ensemble alors qu’il est seul face à mes yeux, et je vois, derrière l’ombre projetée de beautés statuaires, se tramer de petites jalousies, de petites haines conduisant à de petits meurtres.
Semaine du 13 avril 2009
La structure déjà grossièrement élaborée réclame une opposition intestine exprimée clairement par la forme duelle. Aussi, contrairement à leurs 3 collègues, Olivier Clargé et Bastien Lefèvre investissent le studio ensemble. Comme chacun précédemment, ils s’étonnent de l’entrée en matière musicale, le final d’orchestre du Lac des cygnes, et de la présence de figures hautement signifiantes. Avec eux, le vocabulaire des éléments s’étoffe de brefs combats abruptement figés dans des imbrications statuaires, insolubles autrement que par une sèche séparation. Aux antipodes du point d’entrée dans la pièce –la grâce peut-elle sourdre de la disgrâce ?- la complicité des 2 larrons est indispensable à une expression scéniquement explicite du désaccord. Une teigne, un suffisant, un pitbull de bande dessinée, des caricatures… Nous jouons. De nouvelles couleurs, toujours choisies et placées en contradiction avec les précédentes, s’agglomèrent à celles déjà nombreuses de la palette des premières semaines. Le sentiment fluctue. Lorsqu’un doute, énorme, inévitable, résulte de ces juxtapositions, il est miraculeusement balayé par la décision soudaine des danseurs, au détour d’une reprise, de se présenter l’un à l’autre tels que je leur ai dit qu’ils seraient en scène, torses nus, simultanément fiers et vulnérables. La force de rassemblement de leur nudité invite alors à plus de scories et d’autres ruptures, à renforcer la brièveté des séquences, à multiplier les changements de niveaux de lecture des gestes et les télescopages. Trancher dans la chair de la danse, trancher encore.
Semaine du 11 mai 2009
L’ultime étape se déroule dans le studio du Théâtre Durance de Château Arnoux. Les 5 gaillards transportent en eux les danses individuelles et les idées qu’il faut assembler en 3 jours uniquement, suivant la stratégie de coup de feu mise en place pour que le point de convergence, par l’évidence de l’urgence, supplante la moindre friction. L’impressionnant a lieu. En quelques courtes heures, la mise en scène du sujet de départ - la mésentente permet-elle l’avènement de l’œuvre ? - accole la délicate graphie gestuelle aux images de gloire vaniteuse et aux situations de déni de chacun par les autres. L’énergie déployée par les corps tendus et chargés par les sons de Zanési, porte à émulsion l’hyper sophistication et l’hostilité épidermique primitive. Au quatrième jour, ils sont face au premier public, grossièrement fardés, bruts et prêts à se disputer un unique projecteur émaciant les visages, et liant les corps belliqueux dans le rai de lumière d’un tableau renaissance.