Quand certains dansent d’autres tuent.
Nul n’a oublié ce qu’il faisait le soir du 13 novembre 2015, des millions de souvenirs gravés par l’effroi des attentats de Paris : nous sortions de scène, heureux… Confusion des émotions.
Sous un titre en forme d’oxymore, COUP DE GRÂCE, sept superbes interprètes s’élancent dans une exploration, entre sombre et lumière, des chemins empruntés pour atteindre ce que serait la grâce.
Dans le paysage abasourdi d’une actualité contemporaine marquée par la violence de masse, les destructions iconoclastes et les bouleversements de fond, Michel Kelemenis explore l’appropriation ambivalente et l’écartèlement sémantique de ce terme de « grâce ».
Au plateau, le chorégraphe parie sur la force d’un assemblage d’images et de gestes incompatibles, évoquant les chemins empruntés pour accéder à cet état de sublimation. Sur une étude plastique de la lascivité s’agrègent les répercutions gestuelles et spatiales de sentiments et d’actions liés à la terreur : panique, effroi, fuite éperdue, vacillement, effondrement… Que la musique d’Angelos Liaros place sous une même intensité.
Comme chacun témoin impuissant des déflagrations que connaît le corps social de l’humanité, le chorégraphe reconsidère une de ses questions les plus obsédantes : la grâce peut-elle émerger de la disgrâce ?
Le COUP DE GRÂCE de Michel Kelemenis est un coup de maître. Abandonnant sa fantaisie mutine, le côté coloré qui fait le charme de la plupart de ses pièces, il nous entraîne dans une puissante évocation des attentats de Paris. Sans renier sa foi inébranlable dans la vie, dans le pouvoir des corps à se tenir debout, il emmène les spectateurs aux confins de la peur, de la douleur, de la mort. Les images sont puissantes : fuites éperdues ; foule enserrée ; massacres, victimes innombrables qui, la tête dans les mains, la peur au ventre, s’écroulent, s’effondrent… tout est explicite sans être simplement illustratif et nous fait éprouver, physiquement, la terreur.
Et le but, simple, est atteint, grâce à une musique qui scande les affolements et étire des nappes sonores inquiétantes ; grâce aux corps émouvants et virtuoses de ces jeunes danseurs ancrés dans la terre ; grâce aussi à un rideau de perles noires qui, selon l’éclairage, s’opacifie ou laisse voir ce qui se passe derrière la scène. Car il est question ici de scène, celle du Bataclan, celles des théâtres où se donnent en spectacle les corps et leur plaisir. Corps jeunes et libres qui dansent, jusqu’au bout malgré l’horreur ; corps des bourreaux qui cherchent la grâce en assassinant ceux qui croient à la jouissance terrestre ; corps de nos mémoires communes, celle des nombreux tableaux qui sont cités par les danseurs arrêtés dans des positions de délice ou de supplice, toujours mystiques, extatiques, ambigus.
Esthétisation de la mort ? sans doute : le sang ne coule pas, tout reste propre, habité de grâce, et le noir uniforme des costumes et du décor s’orne de lumières et de brillances. C’est qu’il n’est pas question de désespoir ici mais de tristesse, infinie. Aucune défaite : cette jeunesse que l’on a assassiné continue de danser. Continuera, victorieuse, de dispenser sa grâce, et de goûter sa liberté.
Sujet dangereux par excellence, pour sa nouvelle création, Michel Kelemenis qui revient à la grande forme, s’est attaché à la nuit du 13 novembre 2015. Une réussite qui évite tous les écueils et témoigne que la danse, sur des propos si graves, aide à panser…
Ils entrent presque précipitamment pour se serrer sur la piste de danse, dans un rond de lumière un peu oppressant. Danse où l’on se regarde, se drague, s’amuse. Danse que l’on retrouvera pour clôturer l’oeuvre, laquelle se déroule, en somme, comme dans la parenthèse d’une danse qui englobe tout du drame. Mais pour le moment ils dansent. La petite extase personnelle glisse subrepticement au tutti, voilà une communauté, emportée mais cohérente qui sort et revient pour se presser sur une petite table de deux mètres carrés. Il y a bien quelques gisants, formes inspirées de Jérôme Bosch ou de l’iconographie d’Adam et Eve, mais pas de morts avant vingt bonnes minutes, moment où l’on perçoit que le pire est arrivé sans que jamais il n’ait été souligné.
Durant la séquence suivante, s’étant emparé d’un projecteur, l’un des interprètes saisit d’un trait de lumière la danse de ses comparses. Un port de bras à la Forsythe, un bout de Naharin, et même, au détourné d’un regard, une Mort du Cygne ou un rien de Fokine. Toujours la crudité du spot qui interrompt irrémédiablement la danse et le retour au noir. Et l’oppression que dégage ce passage répond à la gravité d’une partition musicale d’Angelos Liaros-Copola qui, de sa pulsive techno initiale a viré quasiment au glas.
La pièce n’élude pas le drame, elle ne s’y résume cependant pas. Elle tient néanmoins et comme deux termes qui pour avoir partie liée ne peuvent pourtant se résoudre l’une à l’autre. La danse est de vie et de mort ; ils dansent jusqu’à la mort et c’est ainsi qu’ils vivent, la dialectique tient bon et la chorégraphie de Michel Kelemenis, dans une scénographie des plus sobres pour autant qu’efficace, d’un vaste demi-cercle de rideau de chaînes métaliques, tantôt élégant tantôt tragique, s’épargne les détours par le pathos pour demeurer dans la dépense vitale.
« L’amour de vie jusque dans la mort » aurait souligné Bataille qui parlait d’autre chose… Ce dégagement vers l’érotisme affleure, mais le chorégraphe ne va pas jusque-là, la danse étant du côté d’Eros dans sa lutte avec Thanatos. La gestuelle, beaucoup plus âpre et engagée que celle des opus précédents le suggère suffisamment, que dès lors la multiplication de ces «tableaux vivants» pour évoquer des morts parait-il un peu excessif. Mais la danse revient, c’est toujours la première.
Voilà qui signe la plus véritable réussite de Coup de grâce : on peut ne pas y adhérer totalement, y garder une saine appréhension. Le chorégraphe s’est parfaitement gardé de toute affèterie, de tout chantage affectif, de toute complaisance, qu’il en laisse le spectateur libre d’apprécier ou de garder sa distance.
Non que la pièce soit dépourvue d’émotion, elle est au contraire puissante et noire -au sens propre et figuré-, esthétiquement soignée et dansée avec conviction, mais elle n’en rajoute ni dans le pathos ni dans l’anecdote et encore moins dans l’illustration. Elle se pose comme un objet de réflexion aucunement d’illustration ou de commémoration. Elle témoigne que la danse propose, y compris sur des sujets d’une telle complexité, un espace de réflexion qui pour passer par l’émotion ne s’y complet pas.
Une résurrection par la danse
Dans sa nouvelle pièce pour sept danseurs, Luc Benard, Émilie Cornillot, Maxime Gomard, Aurore Indaburu, Cécile Robin- Prévallée, Anthony Roques et Pierre Théoleyre, Michel Kelemenis fait un pari risqué : évoquer le traumatisme des attentats du 13 novembre 2015 à Paris qui firent 130 victimes dans la salle de concert du Bataclan et aux terrasses parisiennes. Pari tenu : dans un beau décor, constitué d’un rideau de perles en fond de scène, 7 danseurs en costumes noirs incarnent le martyre vécu au Bataclan avec une gestuelle suffisamment stylisée et abstraite pour ne pas tomber dans le mauvais goût d’une reconstitution et parler d’une façon générale du choc traumatique et de notre capacité à le surmonter.
L’ouverture est un choc : sous une ronde de projecteurs, 7 danseurs dansent ensemble, mais profondément solitaires. La musique est tendue, sourdes, les gestes mécaniques. Ils sont jeunes et beaux, mais quelque chose ne tourne pas rond, on sent l’imminence du danger. Se jouera ainsi un huis clos où une jeunesse venue écouter un concert est prise pour cible. Panique, effroi, fuite éperdue, leur calvaire est retracé. L’un des tableaux est religieux, évoquant la crucifixion, les danseurs soulevant l’un des leurs en l’air. La solidarité et l’entraide sont évoquées dans des trios qui se disloquent et se reconstituent. On a été moins convaincu par les scènes posées où la chorégraphie est volontairement pauvre.
La musique d’Angelos Liaros- Copola hypnotise. COUP DE GRÂCE impose l’idée du collectif, d’un groupe à l’unisson dans la reconstruction.
Un COUP DE GRÂCE chorégraphique majestueux a ouvert la saison 2019-2020 du Théâtre Durance
La création de ce spectacle orchestré par Michel Kelemenis a été inspirée par le terrible attentat du 13 novembre 2015 qui a eu lieu à Paris au Bataclan. Le public a été au rendez-vous. Pas un seul fauteuil inoccupé pour le premier spectacle de la saison. C’était la rentrée, et c’était une Création que le public venait voir. Sur le plateau, un simple rideau de perles, dorées, en demicercle.
Une frontière ? Un passage ? Les sept danseuses et danseurs allaient le vivre devant nous, pour nous : «Quand certains dansent, d’autres tuent». C’est la soirée funeste du 13 novembre 2015 qui a donné à Michel Kelemenis l’argument de cette nouvelle création. Ce soir-là était présentée pour la première fois la pièce La Barbe Bleue à Aix-en-Provence. Soudain on a pris connaissance des attentats à Paris au Bataclan ; «les éclats de lumière» de la liesse d’une création se sont mêlés aux «éclats d’acier», de la tuerie. «Quand certains dansaient pour atteindre la grâce, d’autres tuaient pour mériter selon eux la grâce de Dieu». C’est sur cette ambivalence que Michel Kelemenis a écrit ce COUP DE GRÂCE.
Aux nombreux spectateurs qui n’ont pas pu quitter la salle après l’ovation immédiate dès le dernier noir, Michel Kelemenis explique comment pour écrire et construire cette pièce il a tout d’abord constitué ce qu’il nomme une «communauté». Pour porter et vivre l’Argument, il fallait absolument d’abord le partager. Il fallait la diversité des âges et des corps pour dire cette foule victime du 15 novembre 2015 ; mais il fallait de chaque interprète une adhésion sans faille. C’est sans aucun doute là le secret de la force de l’écriture faite autant de l’élégance de la danse à la recherche de sa grâce que la cruauté de la tuerie. On gardera longtemps en mémoire ce moment de «danse sur la table», où les sept interprètes disent avec la même intensité sur un espace de deux mètres carrés la grâce de la danse et la pression de la foule traquée ; ou ce moment où le projecteur de poursuite balaie le cercle de la scène, mettant en lumière les «signatures dansées», des interprètes, en solos ou en duos, comme autant d’adieux des victimes du Bataclan. Une écriture toujours claire et lisible, donnée dans une sérénité d’interprétation qui, loin de chercher à susciter quelque compassion ou quelque larme, donne au spectacle une puissance de conviction que le public ne peut pas ne pas faire sienne.
Ce «climat» est aussi l’oeuvre du concepteur sonore que Michel Kelemenis a associé à son oeuvre : Angelos Liaros-Copola, choisi comme en hommage à la musique du plateau du Bataclan le 15 novembre 2015. Tous ces éléments croisés font que la communauté du plateau devient celle de la salle. Peut-être que lorsque tout s’éteint, pour le spectateur, tout ne fait que commencer. Un autre «coup de grâce» d’un autre type ? Michel Kelemenis fait partie de ces danseurs et chorégraphes à qui l’on doit l’explosion de la danse contemporaine dans les années 80. Il a grandi dans le sillage de Dominique Bagouet, figure majeure de cette envolée. Depuis la création de sa propre compagnie, en 1987, il a signé une soixantaine de pièces. En 2001 il a choisi de créer une «maison de danse», dans laquelle il pourrait travailler et inviter d’autres artistes. Le KLAP est un lieu d’échanges et de partages où les jeunes auteurs ont une place privilégiée.